Je suis née dans "ma" banlieue, j'y ai fait mes études jusqu'à la 3ème et j'ai fait ensuite 3 lycées en 4ans, dans des banlieues comme la mienne jusqu'au bac, puis chez les rupins pour ma prépa... où je me sentais (on me l'y faisait aussi sentir) comme un clodo à Buckingham.
Plus tard, j'ai enseigné à Mantes, c'était tout à fait peinard mais loin, très loin, au point que je pris l'habitude d'y aller en mobylette, je gagnais 1h le matin et 2h le soir par rapport au train.
Puis j'eus un poste à Nanterre (76-78) dans une cité où avaient été relogés les gens de l'immense bidonville sur le terrain duquel fut construite la préfecture. Il y avait quasiment 100% d'Algériens dans le bidonville, kif kif dans la cité et à peu près 75% dans le bahut.
Cela se passait bien, il n'y avait que des braves gens et leurs mômes étaient un peu "faibles" mais très gentils et désireux de s'en sortir par l'ascenseur social. Ces enfants étaient nés dans le bidonville et ils avaient parfaitement conscience de la chance que l'école leur donnait de sortir de leur misère. Je me rappelle entre autres un père (bien peu de pères allaient voir les profs), à peine francophone, qui était balayeur à la Ville et dont le fils était bon en maths et en techno mais très faible en français. Il me disait ce que bien peu de père me dirent plus tard : "je veux que mon fils fasse des études, je ne veux pas qu'il vive comme moi".
Après un passage à Argenteuil (quartier de la "Dalle") et à Villeneuve la Garenne, j'ai fini par être nommé dans la commune où j'habite, dans le bahut le plus craignos mais il y avait une direction fantastique, cela marchait du feu de dieu et les emmerdeurs étaient bien circonvenus, tout le monde se serrait les coudes et aucun prof ne demandait de mutation.
Les conditions sociales du quartier se dégradaient de plus en plus, en cause l'affectation des logements HLM par la Préfecture aux gens dont les caractéristiques sociales étaient "difficiles".
Cela a coïncidé avec la grande vague de "regroupements familiaux" lancée par Mitterrand, qui suivit en plus grand une idée initiée par Giscard. C'est normal de permettre à des gens qui sont venus travailler chez nous de vivre avec femme et enfants, avant ils vivaient comme des rats, solitaires, souvent chez des "marchands de sommeil" à se partager le même plumard avec 2 autres qui faisaient aussi les 3-huit.
Cela a commencé à merder grave au début des années 90.
En 1985, j'ai participé à un "stage" d'alphabétisation avec un groupe de 18 ouvriers licenciés par Citroën quand l'usine de Levallois (qui construisait la "Deuche") a fermé. Des braves gens qui baragouinaient quelques mots de français et qui - à part deux qui étaient alphabétisés en arabe - ne savaient pas lire et n'avaient jamais tenu un crayon ni un stylo.
Ils ne savaient pas lire mais ils savaient compter, héhéhé... ils savaient très bien lire une fiche de paye, il ne fallait pas les prendre pour des lavedus.
Mes deux collègues rendirent assez vite leurs tabliers et j'assurai les 3 vacations. Ce fut toujours sympa et convivial et les deux qui savaient déjà lire et écrire l'arabe apprirent très vite le français, qu'ils parlaient assez bien.
Je ne les oublierai jamais, messieurs Chakir et Aït Youssef, qui me racontèrent après les cours comment ils avaient vécu toutes ces années de forçats.
M. Aït Youssef vivait seul dans un "foyer", sa femme et ses enfants étaient à Marrakech et il leur écrivait, il ne rentrait au pays pour les vacances qu'une année sur deux, à cause du coût du voyage. Il leur envoyait sa paye et il ne gardait que le minimum pour survivre. Avec la différence de niveau de vie, il avait pu acheter une épicerie à Marrakech, confiée à sa femme... puis une autre confiée à son frère, ainsi les siens étaient à l'abri du besoin et lui, maintenant licencié, il allait profiter de ce stage pour apprendre à lire et écrire en français (c'est utile au Maroc) et il allait ensuite rentrer au pays pour aider son frère à acquérir lui aussi sa propre épicerie.
Nous étions 3 à "tourner" sur ce stage.
M. Chakir avait fait venir sa femme et ses enfants étaient nés en France, ils seraient donc français à 18ans, ils avaient tous vécu très chichement avec sa petite paye d'OS chez Citroën, une boîte qui payait mal ses ouvriers. Ses enfants étaient allaient à l'école et ne parlaient que français et pour lui l'avenir était sombre : pas question de "rentrer" au pays, où ils étaient perçus comme des étrangers. Le stage ne pourrait que lui permettre d'accéder à une autre formation professionnelle et joindre les deux bouts resterait difficile.
J'aimais beaucoup M. Chakir et à travers son histoire j'ai mieux compris comment fonctionnaient les jeunes dont les parents étaient nés "là-bas", leurs frustrations, leurs misères, leurs révoltes, leurs dérives pour essayer d'échapper à ce qui leur semblait être une impasse.
Les cités HLM sont pleines de familles comme ça. Ceux qui peuvent les fuir se carapatent vite fait, les autres subissent la loi des clans et des bandes diverses, et nous les profs les prenons en pleine gueule. Après nous, ce sont les flics qui s'en occupent et ils sont moins enclins à l'empathie, bref si nous leurs "tirions les oreilles" au sens figuré, les flics leur tapent sur la gueule.
C'est un énorme problème social, aggravé par la forte natalité dans ces populations. Cela se réglera avec le temps et l'école mais en attendant il y aura eu des générations sacrifiées.
Le même problème s'est produit après la Grande Guerre quand des millions d'Italiens ont débarqué aux Etats Unis. Il leur fallait survivre, dans un pays complètement différent, très xénophobe, et qui n'avait pas de structures sociales à leur portée. On ne s'étonnera évidemment pas que la mafia ait pu prospérer autant. Avant, il y avait eu des millions d'Irlandais qui avaient fui la famine organisée par les Anglais, leur insertion fut moins difficile que celle des Italiens.
En France, nous avions eu aussi beaucoup d'Italiens et cela s'est très bien passé, ainsi qu'avec les Polonais, puis les réfugiés espagnols qui avaient fui le fascisme installé par Franco.
Il y avait en France, depuis très longtemps, des familles algériennes installées depuis des générations, qui n'emmerdaient personne et qui vivaient tranquillement. Cela changea après la guerre d'Algérie et si les adultes s'adaptèrent, il en fut autrement des jeunes.
J'ai parfois tenté de bavarder un peu avec ces jeunes, complètement désinformés et qui croyaient dur comme fer que le FLN avait écrasé l'armée française, alors que c'était évidemment le contraire, ne restait du FLN que la petite unité de Boumediene planquée en Tunisie.
Je n'ai jamais pu leur faire comprendre que l'Histoire était très différente des bobards que leurs familles leur avaient racontés. Ces jeunes-là se sentent en guerre contre nous, parce que "nous nous vengerions sur eux de la défaite de l'armée française".
C'est lamentable, bien sûr, et il n'y a pas grand chose à y faire. Ceux qui progressent à l'école s'instruisent et comprennent, ceux qui cassent tout et pourrissent la vie de tous dans les écoles ne comprendront que bien plus tard - ou jamais - en étant souvent passés par la case "prison".
La religion est une autre tare que portent ces jeunes, religion très mal connue et encore plus mal interprétée, et quand ils ont affaire à des imams "radicaux" ils sont tout naturellement prêts à marcher dans leurs pas.
Cela pourrit encore plus les cités, où plus personne ne met les pieds. Ils caillassent même les pompiers, les médecins, ils cassent les écoles, les flics n'y vont plus.
Quand j'étais môme il y avait une "zone" au pont de Bezons, installée sur des terrains vagues, faite de masures et taudis divers, comme chantait Brassens dans "la princesse et le croque-notes". Quand les flics allaient arrêter un lascar dans cette zone, ils étaient armés jusqu'aux dents et accompagnés par les blindés de la gendarmerie (*).
Le problème à notre époque c'est qu'il n'y a plus de gendarmerie dans les grandes villes pour prêter main forte à la police. Arrêter les criminels chez eux est devenu très dangereux et les flics sont des fonctionnaires ordinaires qui n'ont aucune envie de se faire canarder.
Ainsi se sont formées des zones de non-droit. Habiter là-dedans doit être tout à fait infernal si on n'est pas "de là-bas" et je me rappelle une femme de ménage, à mon bahut, qui tremblait le soir quand elle rentrait chez elle. Et c'était il y a 20ans !
J'ai fini par demander une mutation et à la rentrée 2000 j'ai pris un poste dans un lycée parisien, réputé "difficile", tout près du périphérique dans un quartier classé ZEP. Je venais de passer 27ans dans des banlieues de plus en plus pourries, j'ai eu l'impression d'être au paradis. Certes il y avait des "connards" mais Paris offre d'autres perspectives que la banlieue et ils étaient moins agressifs.
J'ai quitté le métier en 2004 et cela a certainement très mal évolué depuis mais ce n'est plus mon problème.
(*)Anecdote.
J'avais des cousins dans cette zone, les Hofmann (la mère de mon arrière grand-mère (1883-1960) était une fille Hofmann). Nous ne les fréquentions pas et mon arrière grand-père (1877-1937) racontait un gag qui le faisait rigoler : rentrant en permission en 1915, avec le cousin Hofmann qui était dans le même bataillon que lui, ils avaient été racolés gare de l'Est par des putes. Mon grand-père avait décliné l'invite mais le cousin, complètement bourré, ne s'était pas rendu compte qu'une des deux putes était sa femme.