Retour d'expérienceAprès dix ans de régulation à Planfait, un site très fréquenté comme chacun sait, j'ai été souvent confrontée à ce genre de problématique.
Tous les cas sont particuliers mais il y a une constante : si on parvient à engager le dialogue avec le "kamikaze" (qui n'est le plus souvent qu'un inconscient), c'est presque gagné.
Scénario : je suis alertée par un gus (ce sont TOUJOURS des garçons) qui merde un peu sa prévol en n'ayant pas mis sa voile au meilleur endroit. Il fait un essai de gonflage et cela merde, la voile part en digue-digue et je vais l'aider.
- Salut. Avec le zef qu'on a et les lacunes techniques que tu montres, tu n'y arriveras pas en te plaçant là.
- Pourquoi ?
- Tu as vu que la brise est forte et fait un rouleau sur la cassure : et te plaçant où tu t'es placé, tout en haut du déco comme les débutants ou ceux qui ne connaissent pas le site, tu gonfles dans le rouleau et ta voile se met en vrac. C'est normal.
- Je me mets où ? (
là je tiens le bon bout)
- le meilleur endroit est tout en bas du déco, côté ganche, avec la voile travers pente pour prendre tout de suite la brise sans te faire massacrer en sortie de déco.
(
évidemment, les conditions y sont apparemment plus fortes, je ne lui dis pas tout de suite qu'elles sont aussi plus saines)
Prends un peu de temps pour regarder comment cela se passe et observer les autres pilotes... au fait, tu voles depuis combien de temps ?
- ... (
le plus souvent, le gus annonce une expérience trop faible du vol)- Mmmouais... je te conseille pour le moment de mettre ta voile en boule et de la planquer à l'ombre, je viendrai te dire quand tu pourras y aller en toute sécurité.
S'il manifeste quand même fortement l'envie de se mettre en l'air, je lui dis :
- Tu as parfaitement le droit de ta casser la gueule et j'en ai ramassé des dizaines dans les kékés sous le déco depuis 10 ans que je régule, et quand ils se font vraiment mal il faut appeler Dragon, cela bloque les vols pendant un bout de temps, ce n'est jamais marrant.
------
Bon, ta voile est au meilleur endroit. Si tu sais la gonfler parfaitement et la piloter au petit poil, cela peut faire. Je n'ai pas le droit de te guider ni de te dire si tu peux y aller mais j'ai le droit - et le devoir - de gueuler STOP si ce n'est pas bon. Il vaut mieux te croûter sur le déco que dans les buissons dessous et il y a de jolies choses : du rosier sauvage, de l'aubépine, de la ronce, une falaise avec les arbres maigrichons en surplomb, bref du plaisir pour récupérer ta voile si tu es encore en mesure de le faire. En tout cas je n'irai pas risquer mes os pour aller te chercher.
Et le mec se dégonfle, tout en bas du déco, parce qu'il a l'impression de ne pas avoir assez de marge de sécurité, donc parce qu'il n'a pas la technique pour décoller par les conditions du jour. ce qui importe n'est pas de le lui dire (il n'écouterait pas) mais de le conduire à le penser, bref de le faire douter. Il met sa voile en boule.
- C'est ce que tu as de mieux à faire pour le moment. Observe bien ce qui se passe, comment les bons pilotes décollent, comment les moins bons hésitent et comment je les place. Dans une demi-heure ce sera peut-être un peu moins fort, sinon tu pourras faire le vol du soit en toute tranquillité en décollant vers 17h.
Quand le gus est vraiment récalcitrant, je lui dis :
"Bon, je ne peux pas t'empêcher de risquer tes os, voire de te retrouver en fauteuil pour le reste de ta vie, je trouve ça con mais c'est ton droit et je ne veux rien avoir à faire là-dedans, donc je ne t'aiderai pas. L'an dernier, un lascar à qui j'avais dit ça a quand même tenté le coup, il s'est retrouvé en vrac accroché dans un arbre, la branche a cassé et il est tombé par terre. Je l'ai secouru et j'ai appelé Dragon parce qu'il avait 3 vertèbres cassées et qu'il ne fallait pas le déplacer ni le laisser bouger. 3 mois dans un corset, il a eu de la chance.
J'ai participé à plusieurs sauvetages en haute montagne, cela ne se passe pas toujours aussi bien pour les accidentés.
"A mes débuts, je me suis cassée en tentant de gonfler ma voile au mauvais endroit dans une aérologie que je ne comprenais pas. Bilan : un genou explosé, un vol en hélico, une semaine d'hosto, 2 plaques et 12 vis, 10 mois et 8 jours sans voler dont 8 mois sur des béquilles, un an de rééducation. J'ai eu beaucoup de chance ce matin-là et de longs mois d'invalidité pour réfléchir.
"Moi aussi j'ai eu de l'audace, jusqu'à être téméraire tant j'avais envie de voler. La Montagne s'est limitée à me donner un conseil.
Maintenant tu fais ce que tu veux et je gueulerai quand même STOP si cela merde mais je n'irai pas te chercher dans les kékés.
A part le gugusse évoqué avec ses 3 vertèbres cassées (ou fêlées mais c'est kif kif tant qu'il n'y a pas de déplacement), je n'ai jamais eu d'échec, les audacieux deviennent raisonnables en se rendant compte que les conditions sont au-dessus de leur niveau.
Quand les conditions sont seulement un peu fortes mais très gérables avec un niveau moyen, je leur fais étudier les cycles des rafales et de leurs répliques, en leur expliquant que c'est un phénomène d'ondes stationnaires comme les bouchons sur l'autoroute. Et mon discours est le même : "je te dis d'attendre quand c'est trop fort et je peux te dire quand il y a un créneau favorable, cela dure en général une dizaine de secondes mais je ne te dirai jamais d'y aller, tu y vas quand tu le sens et je t'arrête si cela se passe mal, et si tu as hésité trop longtemps je te redis d'écouter la rafale qui approche et d'attendre le cycle suivant.
Idem le soir quand je remonte chercher ma voiture et que je régule au moment où cela passe cul. Ils ont tous envie de voler et il ne faut pas qu'ils se croûtent. Le plan consiste donc à leur faire bien observer les cycles d'alternance de petites bouffées de brise et du catabatique, en leur faisant comprendre que les biroutes dans le bon sens peuvent être trompeuses et que c'est un rouleau produit par le catabatique qui bute sur la masse d'air chaud devenue presque immobile, qu'il faut donc que les balises en haut du déco soient aussi dans le bon sens. Les gens sont toujours très attentifs.
Je n'ai jamais eu à aller chercher dans les kékés un pilote ainsi entouré.