Pour Man's, Sagarmatha, et j'espère bien d'autres, ce (dernier ?) clin d'oeil de Graeme Allwright, un sacré planeur globe trotteur
(plutôt que d'attendre la rubrique nécro qui viendra un jour ou l'autre)
Graeme Allwright, une vie en fuitehttps://abonnes.lemonde.fr/musiques/article/2018/06/06/graeme-allwright-une-vie-en-fuite_5310359_1654986.htmlAlors qu’une biographie retrace enfin sa carrière glorieuse, émouvante rencontre avec le chanteur, âgé de 91 ans, qui a pourtant toujours tourné le dos à la gloire.
LE MONDE | 06.06.2018 à 09h35 • Mis à jour le 06.06.2018 à 10h10 | Par Laurent CarpentierIl y a un portrait de Barbara sur le mur, quelques instruments posés dans un coin dont son fils Christophe, alias Kyto, joue lorsqu’il vient le voir. Sur le radiateur, des photos anciennes sur lesquelles il ne reconnaît plus les visages, mais qui, dans ses yeux lavés par le temps, réveillent cette lueur douce et joyeuse qui était son arme, rompant l’espace d’un instant son long voyage intérieur. A 91 ans, Graeme Allwright perd le fil du temps et la mémoire.
Alors que Jacques Vassal, chroniqueur musical historique des années 1960-1970, 71 ans lui-même, auteur de biographies de Brassens, Brel, Ferré, mais aussi de Woody Guthrie ou de Leonard Cohen, lui consacre aujourd’hui un livre (un peu fallacieusement titré Graeme Allwright par lui-même, alors qu’il s’agit en réalité d’une série de témoignages, dont le sien), on retrouve le chanteur chez lui, place d’Aligre, à Paris, entonnant l’une de ses chansons fétiches : « Buvons encore une dernière fois, à l’amitié, l’amour, la joie. On a fêté nos retrouvailles. Ça m’fait d’la peine, mais il faut que je m’en aille. » Et la tristesse nous prend tant les paroles prennent ici un tour d’une émotion inouïe. Dehors il pleut.
La vie de Graeme Allwright est celle d’une génération qui, née de la guerre, découvre les chemins de la liberté puis son désenchantement, l’appel à l’amour comme médecine universelle, et la musique en étendard de ce flower power.
Longtemps, il a refusé tout livre sur lui. Né à Wellington, en Nouvelle-Zélande, il a 18 ans lorsqu’il embarque comme mousse pour rallier Londres, avec en poche une bourse du gouvernement pour aller y étudier le théâtre à l’Old Vic. Là, il rencontre Catherine Dasté, la fille de Jean Dasté, pionnier, avec la Comédie de Saint-Etienne, de ce qu’on appellera la décentralisation théâtrale. Il abandonne les planches shakespeariennes et la suit.
Graeme Allwright pratiquera mille métiers : apiculteur, vendangeur, ouvrier, prof… il fera l’acteur avec la troupe. Il sait tout faire de ses dix doigts, y compris attraper une guitare, lui qui a étudié la trompette.
Vedette en quelques chansons
1968. La première fois que l’on entend Suzanne, de Leonard Cohen, c’est en français, et dans sa voix. Aujourd’hui, cela semble incongru, mais, à l’époque, on importe la musique en la traduisant. Et, grâce aux hootenannies qu’organise Lionel Rocheman au Centre culturel américain, boulevard Raspail à Paris, le revival folk a traversé l’Atlantique. Graeme Allwright est arrivé à Paris avec sa femme et ses fils. Il a 40 ans déjà et trois garçons. Dans le quartier de la Contrescarpe, où il se produisait, il est remarqué par Colette Magny. Mouloudji produit son premier disque.
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Le voici devenu vedette en quelques chansons. Les siennes, et beaucoup de traductions qui vont bercer les générations à venir : Tom Paxton (Jolie bouteille), Roger Miller (Petit garçon), Woody Guthrie (Le Trimardeur), Pete Seeger (Jusqu’à la ceinture), Malvina Reynolds (Petites boîtes)… Paroles où Dieu, l’amour et la révolte font bon ménage. Chacun prend ce qu’il a envie d’y prendre, mais, dans tous les cas, de façon œcuménique, une aspiration au bonheur. On le chante chez les scouts, dans les festivals antimilitaristes, le soir de Noël dans les familles versaillaises et sur le plateau du Larzac… On le chante encore, là, dans ce triste appartement parisien que le temps a oublié.
La première fois que l’on entend « Suzanne », de Leonard Cohen, c’est en français, et dans sa voix
Vedette, ce n’est pas sa vocation. Dès 1969, il s’enfuit de nouveau. En 2 CV, il descend avec un copain tasmanien jusqu’en Ethiopie. Le musicien est un collectionneur de voyages, de disparitions, de retours, traversant la seconde moitié du XXe siècle en vigie errante. On le croise chez le psychiatre Jean Oury et le psychanalyste-philosophe Félix Guattari à la clinique de La Borde, comme patient – bipolaire, il est sujet depuis toujours à des crises délirantes –, puis comme éducateur. On le retrouve en compagnie de « la Mère » à Auroville, en Inde, utopie anarcho-mystique qui fête cette année ses 50 ans. Il lit Teilhard de Chardin, aide les miséreux en Ethiopie, revient à Paris pour un album, vit en clochard sur les trottoirs de Bombay, construit (en vain) un bateau en béton sur l’île de La Réunion, et de nouveau parcourt les scènes, jusqu’au bout…
Il a un cœur qui bat la campagne. Une fille d’un deuxième mariage, rompu lui aussi, suivi de multiples amours. Ceux qui l’aiment savent qu’il peut partir du jour au lendemain, sans crier gare, dans une quête qui est aussi une fuite, qui est aussi un chant. Et en tirant derrière nous la porte de cet appartement désert où erre une âme solitaire, on se dit qu’il nous aura légué ça : une chanson pour dire au revoir.
Graeme Allwright par lui-même, de Jacques Vassal (Le Cherche Midi, 330 p, 21 €).