Je m'étais pourtant bien jurer de ne jamais prendre l'air sur un de ces dangereux engins préhistoriques, et pourtant... le week-end dernier.
C'était à l'occasion d'une petite réunion entre vieux potes : Pour fêter les 50 ans de pratiques aériennes du Piaf ! Le vieux joueur avait décidé de ressortir un de ses anciens deltas toilés, et de nous convier à l'assister pour un vol de commémoration. Inutile de vous dire que, tous autant que nous étions, amis, enfants, petits enfants et même vagues connaissances, avions bien tenté de l'en dissuader comme on pouvait, mais ce fut vain. Lorsque l'animal à une idée dans le crâne, il est tout à fait illusoire de vouloir lui tenir tête, même son épouse a renoncé depuis bien longtemps.
Nous ne pensions même pas qu'il l'avait conservé, ce vieux delta, parmi tout le bric à brac d'engins volant qu'il empile dans son garage depuis près d'un demi siècle. J'étais pourtant persuadé que sa plus ancienne relique était les restes d'une voile souple fabriquée par Ozone dans les années 10 : une R11, aujourd'hui en lambeaux suite à quelques PTA plus ou moins bien négociées.
Il faut bien reconnaitre que tous ces aéronefs légers qu'il n'utilise plus, et remisés "dans leur jus" depuis le changement climatique et le vent du nord permanent, ont tous un lourd passé entre ses mains. Ils sont bien loin de l'état "collection" qu'ils mériteraient. D'un autre coté, le fait de les voir en pareil état prouve bien qu'ils n'ont pas toujours été des pièces de musée, mais qu'ils ont pas mal servis... et même parfois "au delà des limites de domaine de vol" comme on le disait à l'époque avec un soupçon de langue de bois et pas mal de fausse pudeur. Ils en portent les stigmates, plus ou moins marquées selon les modèles, mais aucun n'en est sorti totalement indemne.
D'ailleurs, le dernier delta qu'il ait utilisé régulièrement jusqu'à ce que le pilote jette l'éponge à l'aube de ses 70 printemps avait été très largement modifié en conséquence : les tubes tordus et redressés puis manchonnés et rivetés à moult reprises n'ont plus rien de rectiligne depuis des lustres, comme s'ils étaient atteints eux aussi de DMLA ! Sans oublier les pneus ballon en 16 pouces héritées d'un char à voile réformé qui ont pris la place des petites roulettes d'origine, elles non plus n'ont pas fait que de la figuration. L'une des spécialités du notre ami volatile étant la prise de terrain en secteur dédié à la bio-culture de végétaux à tiges hautes et ligneuses suivi d'une approche en flair avec finale et "touch down" ventral. Autrement dit : sur les coucougnettes et hors terrain.
Il n'était pas rare de le voir réapparaitre sur la piste balisée quelques minutes après son atterrissage, la fleur aux dents (entre les incisives le plus souvent, et lors des kiss landing les plus brutaux jusqu'aux canines !), en train de ruminer à la fois contre le gradient, le vent de travers, les pesticides, les bottes de paille dissimulées au milieu des maïs... qu'il trouvait "moins juteux et plus croquants cette année", quelques taupes, et ces maudites petites roulettes qui ne font qu'à se planter dans le sol au moindre caillou ou sillon agraire. Ses ruminements conjugués à la couleur blanche parsemée de tâches noires de son engin à la géométrie improbable après contact au sol, avaient souvent interpellé les fermiers de la région qui s'étonnaient de voir une vache volante sortir des cultures sous nos acclamations. Ces derniers n'avaient pas manqués de nous agresser derechef en protestant que nous n'avions pas le droit faire peur aux animaux avec nos maudits engins, et de les mener paître dans les cultures.
Sitôt le malentendu dissipé, nos amis ruraux n'avaient de cesse de compatir pour notre volatile, forcés qu'ils étaient de constater :
- Le poids important de l'engin, que notre Piaf portait alors péniblement sur ses épaules jusqu'au parking.
- Les dommages causés par le posé ventral sur sa fière et néanmoins remarquablement développée anatomie masculo-abdominlale.
Notre homme avait par la suite amélioré son delta à l'aide de ces grandes roues, bien plus efficace et manœuvrantes en tous-terrains divers et variés, ainsi qu'en équipant sa combinaison de vol d'un ski en kevlar, en charge de préserver l'intégrité de sa virilité, et de son estomac réunis.
Voila t'il pas qu'à l'aube de ses 80 ans, il avait décidé de remettre le tout en service ! C'est que les temps et le temps avaient changés depuis le début du siècle : 70 à 150 km/h de vent de nord soufflaient maintenant en permanence et le sol était gelé presque toute l'année ! Espérons que la surcharge pondérale et le casque profilé qui l'équipent maintenant lui permettent le gain en vitesse nécessaire pour sa sécurité !
Sachant que notre ami n'avait jamais manqué de me conseiller et de m'aider à mes début en parapente il y a maintenant... bien longtemps, je ne pouvais manquer aujourd'hui de lui rendre la pareille et de lui tenir son appareil... le volant, pour le reste, il faudra qu'il se débrouille seul, et cela malgré l'arthrose et les rhumatismes qui raidissent maintenant nos corps. Et puis, il faut bien admettre que ses séances de vol libre avaient toujours comptées parmi les grands moments de détentes de notre jeunesse, alors pourquoi nous en priver en l'en privant, c'est plus tous les jours qu'on à l'occasion de rigoler de la sorte.
Et c'est comme cela que nous nous sommes retrouvés à une demi-douzaine de pensionnaires de la maison de retraite "Les joyeux volatiles de Marignane", sur une sorte terril du coté des ruines de Mallemort, même la jouvencelle Agnès du haut de ses 78 printemps était là en train de guetter l'arrivée du van du Piaf conduit par ses petits enfants. A l'heure prévue, les voila ! Nous sommes un peu inquiets, mais tellement excités à l'idée de le voir prendre l'air à nouveau. A peine sorti du van, il galope derrière son déambulateur comme il y a 20 ans ! Il est comme à son habitude totalement intenable, et ses petits enfants ont bien du mal à tempérer ses ardeurs. Il ne cesse de les houspiller afin qu'ils se hâtent de monter la machine au sommet de butte.
La vaste étendue au vent de notre promontoire et qui fut autrefois un verger, est aujourd'hui parfaitement lisse et stérile. Ce sera parfait pour un atterrissage en douceur. Le vent étant encore trop fort, le delta est déployé et inspecté pour la prévol derrière la butte, à l'abri du van et du vent, en attendant l'accalmie prévue pour dans 15 minutes. Tous les anciens veulent donner la main ... Cela leur rappel tant de joyeux souvenirs, mais c'est le Piaf qui commande les manœuvres, d'un ton ferme et sans appel, il rappel fermement à chacun de "fermer sa gueule et qu'il est demeure à jamais le seul et unique maître à bord !".... Toujours aussi charismatique qu'il est le grand homme! Nul n'ose contester "El Leader maximo", et nous fermons tous nos clapets édentés désormais voués aux bouillies de potiron.
L'accalmie est bien là à l'heure dite et prévue par le maître es-prévisions. Le delta est monté à bras d'homme au sommet de la butte avec le Piaf qui pendouille en dessous, décrivant des cercles plus ou moins larges, tel un pendule de sourcier en train de redécouvrir un gisement de Badoit citron. Plus tard, faudra peut-être qu'on pense à forer ici : il est pas impossible qu'on y trouve des choses !
Aussitôt arrivé en haut de l'aire d'envol, la tension est palpable, il y a de l'électricité dans l'air et dans l'aire : jeunes comme vieux sont tous survoltés. En effet nous n'avions pas remarqué que trainait au sol, dissimulé sous la neige, un câble électrique de ce qui fut la ligne TGV, et que nous tous piétinons joyeusement en tenant de la main l'ossature métallique du planeur ultraléger !!!! Qui aurait pu pensé que ce foutu câble était encore copieusement alimenté en 380 volts après tant d'années !!! Et par quel miracle !!!!
C'est à moi, et à moi seul, que le Piaf, dans sa grande bonté, offre l'honneur l'aider à se positionner face au vent et à la ligne de pente maximale en retenant les deux câbles accrochées à la pointe de l'engin. Malgré mon lumbago, je n'hésite pas un instant à me dresser aussi fièrement que possible pour attraper les filins au plus haut et retenir ainsi la machine qui ne demande qu'à prendre un envol prématuré.
Pierre est maintenant totalement concentré, son esprit est déjà en vol ! Il lance alors un "Devant, c'est clair ?" des plus décidés. Je scrute l'horizon sur 112°, au delà je n'ai plus la souplesse requise, mais comme plus personne ne vol jamais ici, je ne prends pas trop de risque à lui répondre un "
OUI !" franc et massif.
Joignant instantanément le geste à la parole il me crie "
Lâches ! " et arrache vigoureusement du sol son engin tel un haltérophile russe des années 80 avec une barre de fonte ! Pas de bol, il me l'a crier du coté ou ma prothèse auditive est légèrement défaillante. Un peu surpris je lâche les câbles une fraction de seconde trop tard,... et je me retrouve sur la champs, les moufles coincées entre les filins d'acier en tension et le bord d'attaque du delta. Pour une fois que j'avais pris soin de bien serrer les bandes de velcro des moufles autour de mes poignets, me voila pris au piège. Mes pieds ont beau essayer de m'emporter loin, mes mains me retiennent prisonnier.
Le Piaf, lui, n'a rien vu. Il pousse de toutes ses forces les yeux fermés, tant l'effort est violent ! Et puis de toutes façons il a oublier de remettre ses épaisses lunettes à triple foyer sous son casque. Mes pieds ont déjà lâchement abandonnés tout contact palpable avec le sol.
Encore un petit pas de Pierrot, une franche poussée sur la barre, et nous voila tous les deux en l'air. J'ai beau crier de toutes mes forces, il ne m'entend pas, trop occupé qu'il est à garder le cap et l'assiette. De là ou je suis, je suis aux premières loges pour admirer la sensation de bonheur qui est en train d'illuminer son visage. Il reste les yeux fermés pour mieux savourer le bonheur qui l'envahi, et semble piloter d'instinct, aux sensations. Ce qui compte tenu de son palmarès de vols sensoriels sensationnel ne me rassure guère. Alors du coup je crie, je braille, je hurle de plus belle :
"A gauche putain ! A droite on va se crasher ! Remonte, on va mourir ! Descends on va décrocher !"...Tandis que lui, toujours les yeux fermés et le sourire béat, il n'en fait qu'à sa tête : comme s'il venait de toucher l'extase dans un simulateur de vol vidéo, après avoir ingurgité tout le stock de Viagra réformés de la dernière campagne de Libye.
Cela va durer ainsi pendant pas moins de sept longues minutes ! Sans doute les plus longues de ma vie. Je le sais : pendu par mes moufles, j'ai une vue imprenable sur ma montre. Et je ne suis sans doute pas le seul pour qui cela a été très... trop long. Il fallait voir l'assistance : les petits enfants, les anciens de la maison de retraite et quelques curieux de passage en train de courir dans tous les sens pour éviter les trajectoires aussi inattendues que surprenantes du micro planeur et de son équipage. Tantôt plongeant au sol pour s'abriter derrière le moindre gravier, le visage dans la neige et les mains sur la tête pour se protéger, et ne pas voir la catastrophe imminente. Tantôt bondissant pour tenter d'attraper au vol l'appareil afin de l'immobiliser dans sa course folle avant que la cataclysme ne survienne. Parmi les plus jeunes, et donc les plus sportifs, certains auront même la présence d'esprit de sauter plus haut que la moyenne afin de ne pas être fauchés par l'engin et son équipage lors des passages les plus bas!
Il aura fallut sept longue minutes pour que nous soyons enfin maîtrisés par l'ami de toujours du Piaf, la Mouette. Celui-ci a eu la présence d'esprit de lancer en l'air le câble électrique d'alimentation de la ligne TGV lors d'un passage le l'engin à sa portée. La dite élingue, une fois prise dans la trapèze tenu par le pilote, a ainsi pu créer l'arc électrique salvateur, entre mes pieds et le sol, grillant instantanément tout ce que la machine volante et son équipage comptaient de tissus synthétique... Et par là même, de la sorte et fort à propos, le delta n'étant qu'un simple treillis tubulaire, il n'avait pas plus de portance qu'il ne me restait de vêtements sur la peau, nous regagnons donc aussitôt, sans plus attendre ni ménagement la terre ferme... avec tout la fermeté nécessaire pour ne laisser planer aucun doute, aucun passager, ni quoi que ce soit d'autre d'ailleurs, sur la nature virile du contact final avec le sol, le tout dans la plus grande tradition qui sied aux "World Famous Kiss Landing" deltesques du commandant Piaf.
Les plus intimement perspicaces peuvent toujours s'étonner de me voir nu comme un vers... sachant que les calçons sont en fibres naturelles de coton et non synthétique... c'est pas faux. En revanche, l'élastique supposé maintenir l'accessoire de lingerie et ma dignité en place, était quand à lui, et à mon plus grand regret, bien constitué de matériau 100% synthétique. Pas de bol. La prochaine fois je mettrais des bretelles en lin pour aller voler...... On devrait toujours tenir ses caleçons avec de bretelles de lin quand on vol... Pour éviter le coup de foudre... d'ailleurs je suis certain que même revenu sur terre, ainsi vêtu, je devrais resté bien à l'abris de tout risque de déclencher des coups de foudre... surtout auprès de la gente féminine ! ... Parce que pour ce qui est de la météo, là, on n'est jamais sur de rien.
C'est à ce moment là que le Piaf se décide enfin à entrebâiller les mirettes. Me voyant alors face à lui et dans le plus simple appareil d'une beauté à nulle autre pareille, à même de mettre en valeur toute ma prestance naturelle : les mains toujours en l'air. Il sourit de plus bel et me dit de sa douce voix mielleuse :
" T'es déjà là ? Bon sang s'était trop bon !...T'aurais du venir avec moi. Sans blague, j'ai volé comme dans un rêve. Par moments , j'avais l'impression de t'entendre me guider. Comme si t'étais à coté de moi sur l'delta. Si tu veux, on remonte et je t'emmène.... mais couvres toi, il fait pas chaud là haut."
Je lui collerais bien volontiers une bonne demi-douzaine de baffes, histoire de le faire redescendre de son petit nuage à notre rafraîchissante réalité,... mais je vous rappel que je suis toujours les mains prisonnières de ce fouillis de tubes et de câbles... et puis, il a l'air si heureux notre bon vieux Piaf.
Selon les témoins... et les relevés de l'alti-vario-GPS du pilote , nous avons atteint une altitude maxi de 3.20m par rapport au sol durant une fraction de seconde, et évolué le plus souvent entre 0.07 cm et 1.75 m ! Question distance parcourue, elle à été mesurée à 32.50m en ligne droite au moment de l'impact, et 15 253 m en développé avec des vitesses sol allant de -23.2 km/h à + 96.8 km/h... selon les rafales .
De mon coté, j'en reste sans voix... j'ai trop hurlé durant ces sept minutes.... et puis j'ai la goutte au bout du... nez. Trop d'émotions fortes et d'informations pour mon petit cerveau survolté. En revanche pas la moindre palpitation ni le moindre signe d'essoufflement... Rien. Le calme plat de ce coté. Je ne me souviens plus de la suite : c'est sans doute à ce moment là que j'ai définitivement perdu connaissance, mon pacemaker n'ayant pas supporté l'électrochoc au 380v triphasé ayant conduit notre retour sur le plancher des pingouins.