(2ème partie, suite et faim - c'est bientôt l'heure de l'apéro...)Bon sang que c'était bon, chaud ! Mais bon, je viens de goûter pour la première fois de ma vie à un vol et un posé sans le moindre souffle de vent. Je n'aurais jamais imaginé un jour pouvoir arriver au contact du sol à une telle vitesse et sur un freinage en limite de décrochage ! Quelles sensations, mais p... que c'est chaud et engagé un vol balistique !... C'est définitivement pas pour tout le monde. Et dire que j'avais lu quelque part, dans des vieilles revues spécialisées sans doute, que les pionniers du parapente sous leurs ailes en tissus, commençaient leur apprentissage en alignant des dizaines de vols balistiques dans ces conditions avant d'être lâchés dans le vent !... Tu m'étonnes qu'après un tel apprentissage, ceux qui étaient encore vivants, avaient vraiment l'expérience pour voler ensuite l'esprit tranquille dans le vent ! C'est tout de même moins "extrême" quand ça souffle raisonnablement.
Après avoir rampé jusqu'à sa prothèse et l'avoir refixée soigneusement à ses portes jarretelles en latex, Mike se retourne vers moi le visage rayonnant. Il exulte de joie : "Mon dernier kisslanding du genre, c'était en 12, quand un pote pas fini des Alpilles a essayé de me refourguer un P'titNuage en taille 18 !" Je ne l'avais encore jamais entendu en pareille verve.
Nous ne devons toutefois pas nous laisser aller, le vent revient déjà, et il nous faut ranger le matériel et profiter du temps ainsi gagné pour préparer le bivouac au pied de la cascade de glace. Nous utilisons ce qu'il reste des murs en ruines de ce qui fût une auberge, il y a bien longtemps, pour nous protéger du vent qui redouble déjà. Grand bien nous a pris de monter le camps derrière ce relatif abris. Nous y resterons blottis dans nos sellettes cocon, bloqués par le vent durant la presque totalité des deux jours suivants. Les anémomètres ne descendront jamais sous les 150 km/h et la température stagne autours de -22°.... Et sur la crête, 600m au dessus de nous ça doit être bien pire encore !
Pas de quoi nous alarmer pourtant puisque ce petit coup de vent était prévu, et il devrait ensuite faire place à une nouvelle fenêtre de36h propice au vol. Et puis pas le temps non plus pour nous de nous ennuyer : la météo est encore suffisamment clémente pour que nous puissions dans les deux jours à venir, sortir de temps à autre équiper la voie de glace qui monte au Pic des Mouches avec des pitons kevlar et de cordes pour y monter le jour J avec tous le matos sur le dos.
Effectivement, deux jours plus tard, vers 4h du matin, le soleil n'est pas encore levé , mais l'accalmie prévue est bien là. Nous replions donc prestement le camps, chaussons les crampons et attaquons pour la troisième fois l'ascension du glacier. Mais, avec les étuis de nos voiles, les instruments de vol, et tout notre barda de bivouac dans les poches de la sellette cette fois-ci. Soit pas moins de 6 kg chacun à hisser sur notre dos et qui nous meurtrissent les épaules ! Mike est toujours aussi surprenant dans cette exercice : malgré son âge respectable et les vers qui habitent sa non moins respectée jambe de bois exotiques, j'ai toutes les peines du monde à le suivre. Il grimpe comme un gamin et semble avoir retrouver les reflexes de sa jeunesse : Il bondit, rampe, grimpe, se hisse... il est partout à la fois !
Lorsqu'enfin j'atteins à grand peine l'arrête sommital, à bout de forces après 15 heures d'efforts ininterrompus, il y est déjà depuis prés de 2 heures ! Tout excité, il est dans les starting blocs, paré au décollage. Trop épuisé par l'ascension, je dois user de toute ma force de persuasion, et un peu de mon avantageuse force physique, pour le convaincre de renoncer à s'envoler ce soir à la nuit tombante, dans ces conditions atmosphériques bien trop traitresses. Le vent météo est totalement inexistant et donc la restitution bien trop dangereuses : La douceur de la masse d'air aurait toute les difficultés à maintenir le niveau de tension nécessaire dans les commandes et sur les volets. Nous n'aurions plus aucune précision de réponse aux manettes ! Je suis trop fatigué pour pouvoir gérer cela.
Et puis en moi même, je n'ose lui avouer, mais je suis encore sous le choc émotionnel du vol balistique réalisé il y a deux jours. Nous risquerions d'arriver au Castellet à la nuit tombante dans des conditions similaires, et je ne suis pas certains de m'en sentir capable. Il ne faut pas trop solliciter sa chance si l'on ne veut pas qu'elle risque de tourner trop vite.
Nous bivouaquons donc une nuit encore, mais cette fois-ci, dans une anfractuosité de la roche refermée par un muret de neige sur la face sud du Pic, à quelque mètres à peine du sommet. Vers minuit, alors que la pleine lune baigne l'univers blanc qui nous entoure d'une douce lumière presque irréelle, nous sommes réveillés par la radio : nous recevons par intermittence et très faiblement des messages incongrus dont nous cherchons à grand peine à découvrir la provenance et la signification.
Mike, qui semble particulièrement tourmenté par cette voix étrange, en viendra à se rhabiller et à sortir de sa sellette sur les coups de 2 heures du matin pour faire le tour du Pic en visant tous les azimutes avec l'antenne de sa radio, sans le moindre succès. Au bout de 45 minutes de recherches infructueuses, j'ai soudain vu le visage de mon camarade s'éclairer dans le clair de lune ! Il à souri avant de disparaître en courant derrière le Pic. Il avait dans les yeux une lueur que je ne lui avait jamais connue jusque là. Quelque chose de malsain... Sur le coup j'ai pensé avec un brin d'appréhension : "Un orgasme ?.... Pas ici et maintenant... enfin, pas avec moi tout de même ?..." Je commençais à sentir monter en moi en certaine tension qui me faisait froid dans le dos...
Lorsqu'il est réapparu quelques secondes plus tard en riant aux éclats, ce qui était encore plus terrifiant, et qu'il a enfin pus reprendre le contrôle de ses soubresauts d'hilarité, il m'a déclarer : " La valise !... La valise effet VL du Pic !... Marques la salle et le beau jus, tout le gratin... les nœuds guration aux grandes pompes,... ça y est ! Elle s'est enfin mise à y mettre ! Il était temps !".
J'ai beau essayer de remettre tous ces propos dans n'importe quel ordre, ça ne veut assurément rien dire : Une valise à effet de véhicule léger, elle y avait enfin mis du jus pour marquer des grandes pompes dans la salle !?.... Les pompes à nœuds dans la valise de gratin au jus !?...
Ne comprenant définitivement rien à ses divagations qui m'inquiétaient de plus en plus, je lui ai aussitôt fait avaler de force une pilule alimentaire parfumée au gratin et arrosé de bon jus de myrtilles... comme il semblait me l'avoir demandé. Ensuite, j'ai consciencieusement nouer le lacet de son unique grande botte d'escalade afin que les trois orteils qui lui restaient ne prennent pas froid.
Il devait probablement être atteint du mal des montagnes : nous venions de passer 2 jours à 400m d'altitude et plus de 6 heures d'affilées à 1000m après tout ! Je n'avais jamais entendu parler de tels symptômes, mais jusque là nos incursions en altitude avaient toujours été tellement plus brèves, alors... Ne sachant comment je devais réagir, sauf que je ne devais pas lui tourner le dos à aucun prix, je préférais ne rien dire à mon camarade pour ne pas l'alarmer sur son état psychique.
Mike s'est alors recouché, et visiblement totalement détendu, il s'est aussitôt endormi, un sourire béat aux lèvres. De mon coté, j'étais bien trop choqué par son comportement étrange, ses phrases dénuées de tout sens commun, et par ces énigmatiques messages radio qui continuaient à nous parvenir à intervalle régulier pour pouvoir me rendormir.
A 6h30, le soleil était déjà haut un horizon particulièrement clair, la visibilité excellente et le vent, toujours de secteur Nord, pulsait de manière constante entre 75 et 80 km/h. On ne pouvait rêver de meilleures conditions. Seul le sourire qui était demeuré figé à la face de mon ami toute la nuit continuait de m'inquiéter sur son équilibre mental fragile. Mais nous n'avions pas le choix, il nous fallait redescendre, et maintenant ! Dans les 6 heures à venir le vent allait remonter au dessus des 160 km/h, et pour au moins une semaine selon les alertes météo... Et puis l'état dans le quel était mon ami ne nous laissait pas de choix. Il fallait agir, et vite !
Mike comme à son habitude fut prêt le premier. J'envoyais alors par radio le code convenu avec Pierrot et sa mouette pour les prévenir de l'imminence de notre envol. Notre échange était toujours brouillé par ces messages étranges...
Mike "The Mic" décolla de l'arrête sud , décrivant de larges 8 pour m'attendre quelques 50 mètres plus haut. Je l'avais bientôt rejoint, et ensemble nous élargissions alors nos allées et venues jusqu'à avoir gagné 500m d'altitude au dessus de la crête. Mike demanda alors à la radio, "Ready for zeBig Dive ?". Il s'agissait d'une manœuvre aussi radicale qu'innovante de sa conception. Elle permet un gain d'altitude et de vitesse impressionnant pour sauter d'une montagne à l'autre en évitant les turbulences qui se créent souvent en arrière des reliefs au delà de 30 km/h de vent météo.
je resserrais donc mon harnais pour être parfaitement calé dans ma sellette et prononça le "Yep !" d'usage en pareil cas.
Inutile de s'éprendre en conjecture dans ces cas là, sous peine de risquer de se répandre au sol en confiture si l'on n'a pas l'esprit d'à propos et de synthèse qui sied à la situation avec toute la simplicité nécessaire, alors qu'invariablement elle exige une prise de décision aussi rapide que claire et sans ambages, avec toute la force et la concision attendues en pareil cas, tandis que le naturel de la condition humaine et de sa recherche constante et inavouée d'élévation spirituelle par la perpétuelle effervescence de son cerveau bouillonnant, pousse l'homme à sans cesse en faire de trop, ... mais pas là. Il convenait donc d'être bref !
Aussitôt Mike plongeait face au vent dans une petite combe un peu abritée en face nord. Réduisant au maximum le trainée de son aile, il prenait un maximum de vitesse sol, rasant celui-ci à quelques centimètres à peine pour profiter au mieux du gradient. Puis, arrivé au premier tiers de la pente au vent, ayant emmagasiné un maximum d'énergie et de vitesse, il faisait un virage sur la tranche à 180°, se laissant expulser de la combe en aval d'un autre plus vaste encore. Cette dernière, en forme d'entonnoir se terminait sous le col situé à 300m à l'ouest du Pic. Son aile était alors catapultée sur trajectoire par le venturi de la combe, puis du col, à plus de 190 km/h et 2250m d'altitude en moins de 25 secondes ! ... Et le tout cela en totale sécurité : sans avoir été le moins du monde secoué par les rouleaux !
Je le suivais aussitôt, plongeant derrière lui comme nous l'avions déjà fait tant de fois par le passé lors de nos vols sur la chaine de l'Etoile, avant d'aller ensuite poser sur les quais déserts de la Joliette.
Quelques secondes plus tard, nous volions tous les deux en formation. Toute aussi réduite, primaire et rudimentaire qu'elle fût, notre formation, c'était tout de même notre formation à nous, et en parfaits self made men nous n'avions pas à en rougir. La vue était magnifique Marseille la blanche, la Ste Baume, les calanques, Cassis, la méditerranée... Il nous fallait absolument savourer au maximum ces quelques secondes d'éternité, de pur bonheur et de paix.
La fumée qui sortait maintenant à l'horizontal de la cheminée de Gardanne nous rappelait déjà à l'ordre : le Nord soufflait maintenant à plus de 90. Il était temps de commencer la perte d'altitude, puis la PTJ, comme à l'école. En arrivant à l'aplomb du Castellet, j'en profitais une fois de plus pour m'interroger sur les raisons qui avaient poussées les architectes de cet aéroport, aujourd'hui désaffecté, à donner un dessin aussi torturé à leur unique piste en boucle. Elle comptait dix sept virages de toutes sortes, de larges dégagements, mais une seule ligne droite nommée, ligne droite du Mistral ! Encore une énigme, un mystère du passé à jamais insoluble malgré toute l'étendue de ma vaste culture ethnologique...
Vent debout au dessus de la ligne droite, je me laissais descendre en douceur, perdant un a un les derniers mètres d'altitude, mon aile en configuration de trainée minimale afin de toucher le sol sans la moindre vitesse sol : en sécurité maximale.
Pierrot et la mouette nous attendaient déjà : ils avaient passé la nuit sur place dans leur van, ayant repéré à quelques kilomètres de là un de ces spots sauvages dont ils ont le secret pour pratiquer le Speedflyer à leur manière.
C'était terminé, nous l'avions fait : nous venions de réaliser un vol rando. Le premier pour moi, et cela grâce à l'expérience de mon ami Mike qui avait maintenant recouvré ses esprits et le silence.
En regagnant Marseille la blanche par la route enneigée dans le van de Pierrot, Mike se mit à dévisser le piton en inox qui terminait sa jambe de bois, découvrant ainsi un double fond. Il dissimulait deux flacons qu'il déboucha aussitôt en déclarant fièrement : "C'était pour une grande occase..." . Ils contenaient quatre douzaines de pilules alimentaires aromatisées aux fines de claire de Cancale N°5, le second était rempli pour sa part de jus de citron frais. Nous nous les partagions aussitôt avec délice.
Assurément, Mike, en homme de grande qualité, toujours plein de ressources inattendues, ne mourrait pas d'un manque de savoir vivre !
Je profitais donc de ce moment de joie ou Mike semblait avoir définitivement recouvrer ses esprits pour me hasarder à lui poser la question qui brulait mes lèvres : "Dis donc Mike, à un moment que t'étais vraiment pas clair la nuit dernière, dans tes délires, t'as causé de "Valise, d'effet VL, de marquer la salope qui s'était mise à se faire mettre,... d'un beau gratin et son jus.... enfin des trucs de ouf comme ça. Tu parlais de quoi au juste ? C'était quoi ces délires ?"
Il sembla chercher au plus profond de son esprit durant quelques minutes, avant de sombrer à nouveau et pour toujours dans un complet mutisme.
Il était redevenu lui même.
Alors si l'on veut bien faire le bilan de cette année écoulée :
Dans le monde; les révolutions ont embrasées de nombreux pays que les croyants et non croyants croyaient immuables, mettant à mal les certitudes qui vont souvent de pair avec les croyances. Ces révolutions que d'aucuns ont qualifiés de" printemps à rames" ont chassées des dictateurs pas gais, faisant passer ces pays de l'ère du voile à celui de la vapeur d'hydrogène en une nuit. J'ai d'ailleurs un ami esquimau nommé Emile, qui est de là bas, puisque le pays d'Emile est Inuit. Par chance, ces évènements politiques n'ont en rien altéré la qualité et la diversité de la production ostréicole locale tant réputée. Dans l'imagerie populaire, n'appel-t-on pas ces contrées les pays des mille et une huitres ?
Mais revenons en à ce qui me concerne :
- Mon 1er vol rando : 35 minutes et mon 1er vol balistique de 2 autres minutes en juin
- 5 vols en soaring cumulant 1h05 en l'air en juillet et aout.
- Une autre grande première en novembre : 45 minutes en une seule fois dont 10 en thermique !
Je n'en aurais jamais cumulé autant sur douze mois depuis 20 ans que j'ai mon brevet de pilote confirmé de parapente ! J'ai même du faire réviser mon aile en cours de saison tellement j'avais explosé les compteurs !
Une autre expédition conduite par de riches touristes boliviens suréquipés a réussi à renouveler ce vol rando fin août, juste avant le retour de l'hiver. Pour preuve que cette année les conditions atmosphériques n'étaient pas si pourries que ça. Cela démontre bien aussi que ces histoires de réchauffement climatique, ce n'est rien que du flan pour essayer de nous manipuler et nous faire quitter à tout jamais cette toundra provençale que j'aime tant et qui m'a vue naître.
Si Mike, Pierrot, le Professeur, et les quelques autres dizaines de rebelles qui comme nous s'accrochent ici, acceptions de quitter cette terre hostile pour l'attrait des lumières des cités du Sud, il ne resterait bientôt ici plus d'autre vie pour peupler ces vastes territoires que quelques rares Scrat solitaires en quête de leur ultime fossile de noisette gelée.
Voila qui serait définitivement trop triste.