Gilles Silberzahn
Rampant
Hors ligne
Aile: Zeno IP6 K2.3 Bidule
pratique principale: autre (?)
vols: >1000 vols
Messages: 2
|
|
« Répondre #8 le: 06 Décembre 2020 - 22:42:52 » |
|
Max Pinot :
J’ai donc fini par lire, hier, l’article de Théo De Blic « Crosseur, mettez vous à l’acro » dans le dernier Parapente Mag. On y trouve en somme « dix raisons de… », un peu comme les publications de Topito ou autre qui sont la négation même de ce qu'est la pensée. Mais malheureusement aussi, la lecture principale de nombre de personnes actuellement.
S’il n’y avait que la forme, ce serait une chose. Mais j’avoue que le fond, et c’est pour ça que je prends le temps de répondre, est la négation de deux choses: ce qu’est un pilote de cross, disons classique, qui n’est pas professionnel, qui n’a pas un temps infini à consacrer à sa passion, ni un budget extra extensible. Il aime juste cette idée incroyable de pouvoir se déplacer avec ce bout de tissu merveilleux sur des parcours qui le font rêver, et bien sûr en sécurité, le plus possible.
Mais c’est aussi une négation de ce qu’est la pratique du cross elle-même, de la base jusqu’au plus haut niveau. Et ce qui forcément me pique un petit peu, car je me verrais mal aller expliquer à Théo, Tim ou Eliott, pour ne citer qu’eux, la moindre chose relevant d’une pratique en acro. Je vais donc exposer un peu mon point de vue, et pourquoi je suis en grand, pour ne pas dire total, désaccord avec ce que j’ai pu lire.
L’article commence par présenter Chrigel, Felix ou encore Pal comme modèles dans cette recherche de polyvalence. Je suis le premier à admirer ces pilotes par ce qu’ils accomplissent, qui est grand, et moteur de l’activité. Le problème étant, qu’on ne s’appelle pas tous Chrigel, Felix ou Pal: tout le monde ne vit pas du et pour le parapente, en y consacrant sa vie depuis son plus jeune âge. Et tout le monde ne peut ou ne veut pas cette polyvalence, parce que le plaisir est très souvent le moteur principal du pilote, et qu’il réside très souvent ailleurs.
J’ai côtoyé nombre de pilotes incroyables en 10 ans de compétition au plus haut niveau, de différents profils, de différents horizons. Il y a les polyvalents, mais il y a aussi ceux qui pour rien au monde ne se mettraient la tête à l’envers et qui sont les meilleurs du monde en cross. Je pense à Jerem Lager, Jean-Marc Caron, Luc Armant. Je vous passerai l’affront d’égrainer leurs palmarès.
Plus personnellement, j’ai touché à un peu d’acro, avec des manoeuvres de bases (sans connections), jusqu’à tourner quelques tumbling… pour me rendre compte que ça me soulait et que je ne voyais aucun bénéfice pour ma pratique du cross ou du Hike&Fly. Qu’au bout d’une demie-heure, j’avais plutôt envie d’essayer de raccrocher telle face parque ça me semblait tellement plus ludique. Un sentiment extrêmement personnel, et je comprends tout à fait qu’on puisse faire de l’acro durant une journée entière si c’est ce que l’on aime faire.
En réalité, ce qui fait la performance et la sécurité en cross, avant tout autre chose, c’est la compréhension du milieu dans lequel on est en train d’évoluer et une capacité à garder sa voile ouverte. Trop souvent, bien trop souvent, on se focalise sur la technique (vision issue de l’acro) avant même de parler du milieu, des conditions et du placement dans la masse d’air. Après tant d’années à sillonner le ciel, dans un panel conséquent de conditions, je peux vous assurer que maitriser un hélico lors d’une vague scélérate comme j’ai pu en connaître certaine ne vous sera d’aucun secours. Ce qui le sera c’est d’avoir l’oeil assez affuté côté analyse pour ne pas s’y retrouver, ce qui vous évitera déjà nombre de mésaventures. Puis, si vous êtes dans l’oeil du cyclone, c’est d’abord de garder la voile ouverte, comme je l’avais expliqué longuement dans un article précédent. Attention, je ne remets pas en cause la nécessaire formation en SIV qui reste un sacré outil de sécurité. Reste qu’en 10 ans de coupe du Monde, une X-Pyr, une X-Alps, des centaines et des centaines d’heures de cross, je n’ai jamais eu à faire un décrochage en conditions réelles, et je compte sur les doigts d’une main les fermetures qui m’ont laissé un souvenir. Je pense qu’il faut vraiment arrêter de vendre aux pilotes la sécurité par le décro: le réaliser correctement au-dessus d’un lac est une chose, le faire en situation de très haut stress, au-dessus d’une montagne abrupte, un glacier, c’en est une autre.
Alors comment s’affuter comme pilote de cross ? J’approche maintenant le cross comme on approche n’importe quelle autre activité sportive. Par le binôme volume/qualité. Pour être à l’aise en cross, il faut créer un volume de vol assez important pour se sentir à l’aise. C’est comme la base d’endurance d’un coureur. Sans ça, on ne peut rien développer. Alors au lieu de vous éparpiller entre 3 activités différentes, 3 packs de matériels différents, concentrer vous justement sur votre objectif, pour augmenter votre sécurité et votre niveau de performance.
Quand l’article vous dit qu’il y a finalement peu de journées à 200 kms exploitables en cross, et que ça ne vaut pas le coup de sortir à chaque fois parce que c’est une perte de temps, il faut faire tout à fait l’inverse ! Je reste complètement hagard devant cet argument. Enfin, est-ce que quelqu’un a réfléchi juste une seconde à cette phrase ? C’est soit une blague, soit une complète ignorance de ce qu’est la progression en cross. Croyez vous vraiment qu’il faille que la masse d’air se soulève pendant 10h pour réaliser 200 kms ?
Non, en réalité, cela va demander nombre de pré requis: une maitrise technique, d’analyse de parcours et de météo en amont du vol, d’analyse des conditions à l’instant T, des choix tactiques et stratégiques pertinents, et un mental solide (gestion de soi et des émotions, gestion de la fatigue, etc.). Et comment fait-on ça ? En volant en thermique et en cross en fait, même quand il n’y a pas « 200 à faire ». Sinon c’est simple, on n’atteint jamais cet objectif ! Il faut savoir monter dans tout type de thermique (et pas seulement dans celui devant le déco de St Hil, maisaussi dans celui découpé par la brise forte lors d’un point bas, ou le missile inconfortable d’une face sud sous le vent) sinon vous allez poser. Il faut savoir gérer ses régimes de vol, et ne pas résumer l’utilisation du barreau au simple « je peux pousser plus fort le long de la crête parce que je sais gérer un tumbling ». Le problème étant plutôt que, si tu fermes à ce moment, en fait tu es potentiellement mort, premièrement (et dernièrement du coup). Mais surtout que l’accélérateur est une science beaucoup plus complexe que ça. Et je passe tous les aspects techniques que je ne vais pas énumérer ici parce que ce serait trop long.
Mais vous l’aurez compris, écumez les conditions et les sites différents? Ne vous contentez pas des conditions cinq étoiles. C’est le meilleur moyen pour ne jamais progresser, mais même régresser car le mental ne suivra jamais !
C’est même d’ailleurs pendant les journées moyennes qu’on peut aussi rentrer dans le qualitatif. Un exemple: une journée ne permet pas vraiment de sortir du bocal. Que faire ? Et bien manger du thermique, pendant une heure, deux heures, trois heures. Chercher à comprendre les dérives en fonction de la force du thermique, de la forme du relief, travailler l’image mentale que l’on se fait de la bulle. Descendre et recommencer. Comme un coureur ferait une séance de fractionné: isoler une compétence et la renforcer sur une séance donnée, pour que le jour J, le jour à 50-100 ou 200 kms, vous soyez prêt. Croyez vous que tous les top pilotes sortis de Font-Romeu sont parti directement sur du cross fort ? Non, ils ont appris, ils ont mangé un nombre incroyables de journées comme celles-ci, sans sortir du bocal, à répéter des gammes.
Quant à l’histoire d’une sécurité accrue sous une deux lignes quand tu maitrises une voile d’acro… je ne sais même pas si ça vaut la peine que je réponde tellement ça me parait dénué de sens. Encore une fois, on est en sécurité sous sa machine, quelle qu’elle soit, quand on la connait. Alors oui ça passe par du SIV, mais ça passe tout autant par le volume de vol sous cette machine pour la comprendre. Je pense qu’on est obligé d’avoir une relation intime avec son aile et sa sellette. Comme un marin avec son bateau. D’être capable de décoder les soubresauts, de sentir venir les choses. Cette année, j’avais décidé de pousser mes compétences en vol sous le vent avec mon Enzo 3/Exoceat. Je l’ai fait et j’ai appris encore un peu cet équilibre du déséquilibre, que je n’aurais pu apprendre nul part ailleurs que là où je suis allé.
Pour moi, lire un article pareil dans la presse spécialisée soulève d’autres questions sur la formation des pilotes qui est très stéréotypée (Init, perf, SIV et vas y démerde toi) et sur l’accompagnement vers la performance (le cross notamment) qui est un véritable problème lié au manque d’exploration, de culture de la masse d’air, et de connaissances en entrainement des moniteurs dans ce domaine là (comme d’habitude, ce n’est pas une généralité bien sûr). Mais c’est un autre débat que je n’ouvrirai pas maintenant.
Bon je crois que vous aurez compris mon point de vue. En résumé, si vraiment votre objectif c’est le cross, que vous avez le temps de vous y consacrer mais sans pouvoir y passer votre vie, concentrez-vous sur les compétences fondamentales en y travaillant correctement: augmentez votre volume en conditions variées, ayez conscience de vos points forts et faibles (et essayer de définir celui qui vous permet de mieux performer, et celui qui vous handicape le plus… et travaillez y); soyez curieux de tout, toujours, même des journées les plus banales (et même prenez le temps de regarder l’écoulement des brises quand vous randonnez); formez vous en SIV;
Et surtout, restez humble ! Face à vous, face à ce que vous savez faire, et surtout face aux conditions. Acceptez de ne parfois pas comprendre, pour y revenir plus tard, en étant plus fort.
|